La Dame Sifflet

On peut naître Oscherin ou on peut le devenir.

Elle venait de loin, dit-on, d’un village perdu au nom si bêtement rustique qu’il faisait, sans faille, rire les citadins. Sept frangins, une mère autoritaire et un père qui travaillait la même terre que son propre père, son grand-père et ainsi de suite. Pas étonnant, finalement, qu’elle ait toujours souhaité quitter la ferme et voir ailleurs.

La campagnarde débarqua de la Ficelle avec quelques sous, un petit sac sous le bras et la tête débordante de rêves. Beaucoup se souviennent encore de cette jeune femme blafarde aux cheveux brillants comme de l’acajou verni. Tôt chaque matin, devant les promeneurs éberlués, elle descendait à pieds nus jusqu’au bord du quai avant de plonger dans le lac en effrayant les cygnes. Quand les premiers bateaux du jour passaient, elle se laissait prendre dans leurs sillages écumeux : le début d’une liaison qui durerait toute une vie.

Habile et débrouillarde, elle fut engagée par le salon de coiffure sicilien en face du bazar. En peu de temps, elle maîtrisa le balai, puis la caisse enregistreuse, la tondeuse et, enfin, les ciseaux. Après quelques mois seulement, le patron s’asseyait avec son journal pendant qu’elle s’occupait des clients. Ces derniers étaient ravis de se faire dorloter par la petite paysanne pétillante, surtout les touristes qui pouvaient se sentir Oscherins le temps d’une coupe avec shampooing. Bien que sa technique fût loin d’être parfaite, tout le monde appréciait sa bonne humeur, sa curiosité vorace, ses blagues campagnardes un peu rustres, mais surtout, ses histoires fantaisistes à n’en plus finir. Un jour, l’une de ces histoires devint un grand sujet de conversation dans les cafés et les bistrots d’un bout à l’autre de la commune :

— T’as pas entendu ? La coiffeuse dit qu’elle parle aux bateaux !

Ceux qui croyaient qu’elle plaisantait se faisaient vite remballer, car elle n’était jamais aussi sérieuse que lorsqu’elle décrivait ses entretiens avec les navires qui sillonnaient le Léman, s’exprimant avec l’affection qu’on réserverait à un amant. Même les plus cyniques repartaient bluffés quand ils réalisaient qu’elle pouvait reconnaître chacun de leurs sifflets : les trois tons mélodieux du Rhône, le branlement métallique subtil de la Suisse, le timbre doucereux de l’Helvétie…

C’est ainsi qu’elle obtint son surnom : la Dame Sifflet.

Au fil des ans, son pouvoir magique tout à fait inutile titilla l’imagination collective. De quoi parlait-elle avec les bateaux, cette excentrique ? Qu’entendait-elle vraiment, finalement, cette folle furieuse ? Et si c’était nous, les fous ?

Le temps passa et la commune changea, prise dans les belles ambitions de la métropole. Et comme dans tout remue-ménage, il était inévitable que certaines choses soient laissées de côté et oubliées. Un jour, au malheur des chevelures locales, le salon de coiffure ferma ses portes. La Dame Sifflet se volatilisa aussi, s’effaçant dans tout le bruit et l’animation qui envahissait le quai, amenés des quatre coins du monde par les cars touristiques pleins à craquer, les hôtels et les grandes multinationales.

Pendant de nombreuses années, les rumeurs abondaient, toutes plus farfelues les unes que les autres. Certains disaient qu’elle avait épousé un prince, un émir ou un roi, tandis que d’autres pensaient qu’elle était partie faire un tour du globe en ballon, en aviron, à dos d’âne…

Mais des décennies plus tard, quelques promeneurs aperçurent une bonne femme aux longs cheveux argentés sur son balcon, au premier étage d’un immeuble derrière les arbres du Parc de Rhodanie. Là, agrippée au garde-corps de fer forgé, elle parlait toute seule, riait, chantait à longueur de journée. Lorsqu’un bateau sifflait au loin, elle s’arrêtait un instant pour soupirer, l’air mélancolique, avant de répondre tendrement à basse voix.

Les passants et les plus jeunes se moquèrent gentiment de la vieille folle, mais les anciens n’en revenaient pas : était-ce possible que la Dame Sifflet soit toujours là, à bavarder avec les bateaux, après toutes ces années ? Malheureusement, ils ne trouvèrent jamais leur réponse, car un jour, la dame quitta son balcon pour la dernière fois, emportée comme tant d’autres par le courant inexorable du temps. Aujourd’hui encore, quand les navires sifflent, certains se demandent ce qu’ils disent, ou s’ils appellent quelqu’un…

Certains naissent Oscherin, mais tant d’autres le deviennent, ne serait-ce que le temps d’une vie, d’une coupe avec shampooing, ou même juste quelques instants. Peut-être suffit-il de s’arrêter, de tendre l’oreille et d’écouter lorsque les bateaux parlent et chantent dans ce langage inconnu qui fait frémir l’air et les cœurs d’Ouchy?

Alexandre Sadeghi – Publié en 07.21 dans le Journal d’Ouchy